Le « vivre ensemble » et les crispations identitaires en Guinée

« Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots » prévenait Martin Luther King (1929-1968).

« L’humanité prime sur la nation ou tout autre groupement humain ; toute action contraire nous mène vers le suicide collectif » s’alarmait le scientifique français Albert Jacquard (1925-2013). Les crispations identitaires, l’ethnocentrisme, l’ethnostratégie ne nous mènent-ils pas vers le suicide collectif en Guinée ?

S’il est bien une condition fondatrice pour la vie en société, le « vivre ensemble » permet de construire du lien entre les citoyens et promeut la paix sociale. Aujourd’hui plus qu’hier, dans une Guinée en crise, les tensions sociales, le délitement du tissu social et les crispations identitaires qui en découlent creusent le fossé entre les citoyens mêmes, d’une part, et entre des leaders politiques qui prétendent les représenter, d’autre part.

Il n’est pas inutile de rappeler que la cohésion sociale est un impératif de survie pour toute nation et que le « sanakhouya » ou la parenté à plaisanterie est une pratique quotidienne régénératrice du « vivre ensemble ».

Par ailleurs, le voisinage est également une forme de parenté qui y contribue. Feue Mariama Fofana (1963-2014) (Paix à son âme!), l’épouse de mon ami Fassiné Fofana l’ancien ministre des mines et des ressources naturelles, en est la parfaite illustration, l’incarnation. En effet, les habitants de son village Allasoyah, où elle repose dans son dernier sommeil, ont toujours été reconnaissants pour le fait qu’elle ait creusé un puits d’eau potable et librement accessible à tous ses voisins.

Actuellement, la Guinée est en proie à des alternatives, des perspectives pas rassurantes sur la question ethnique et celle du « vivre ensemble ». La Guinée est devenue ainsi un cocktail explosif, un baril de poudre et l’ethnocentrisme en est la mèche. Le phénomène de repli ethnique, identitaire y est donc une réalité vivante, mais ses causes sont profondes, multiples et ne datent pas d’aujourd’hui.

Alors que la guerre a provoqué l’élection présidentielle au Mali qui s’y est bien déroulée, au contraire c’est cette élection majeure qui a récemment provoqué, accentué le rejet de l’autre en Cote d’Ivoire et en Guinée : une guerre sans nom attisée par le clivage, la dichotomie, l’antagonisme entre ethnies, notamment entre des Malinkés et des Peuls dans le pays des « rivières du Sud » qui gangrène la vie publique et même des relations interpersonnelles.

Le fait identitaire ou l’ethnie est-il un atout ou un handicap au « vivre ensemble » ? Comment concilier l’égalité et la différence, l’universel et le particulier ?

Quelles sont les causes structurelles de la persistance du fait identitaire, du repli ethnique ? Comment en est-on arrivé là et comment s’en sortir ?

Les affirmations identitaires sont-elles nécessairement porteuses de violence ?

Comment desserrer l’étau de l’intolérance, l’hystérie de la peur de l’autre, du rejet de l’autre qui est seulement d’une ethnie différente ? Quel « vivre ensemble » promouvoir en Guinée aujourd’hui ?

 

I) Le fait identitaire : un atout ou un handicap au « vivre ensemble » ?

L’existence du fait identitaire positif : Par exemple, l’« Indigénisme » est un mouvement identitaire à caractère politique et littéraire pour l’amélioration des conditions de vie des Amérindiens d’Amérique centrale et du Sud. Il a été consacré en Bolivie avec la victoire en décembre 2005 (réélu en 2009 avec plus de 64 % des voix) de Juan Evo Morales Ayma, originaire de l‘ethnie Aymara. C’est l’aboutissement d’un long processus revendicatif identitaire commencé à l’orée des années 1960 sur l’ensemble du continent : c’est le retour des Indiens d’Amérique, la consécration de l’identité andine.

L’ethnie est une richesse : la question fondamentale, intégrante est celle-ci : quel est le citoyen guinéen qui est sûr de sa « pureté » ethnique malgré le penchant de certains pour les mariages endogamiques, préférentiels ? Ou bien qui est convaincu qu’à l’issue d’enquêtes, d’investigations généalogiques il se découvrirait à 100 % Peulh, Soussou, Malinké, Forestier ou outre ?

Notre pays, fort heureusement, s’est toujours enrichi, à travers les flux migratoires, de brassages humains qui forment le socle de sa richesse culturelle ; il s’est toujours refusé à la guerre ethnique car les ethnies y sont relatives et le sang y est mêlé.

En tant qu’anthropologue, ma perception de l’ethnocentrisme est au confluent de celles de Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et de Claude Lévi-Strauss (1908-2009) : je suis un Baga de Kaporo et fier de l’être comme me l’a enseigné un sage (le doyen Thierno Larriah Diallo) « il n’y a pas de honte à affirmer, et sans état d’âme, ce que l’on est ; mais c’est son exaltation qui est dangereuse pour la cohésion nationale ».

L’ethnocentrisme a jeté l’opprobre sur tous les régimes, tous les pays qui l’ont utilisé, instrumentalisé pour stigmatiser, exclure, diviser, régner. Il n’a causé que des malheurs, de la désolation en Afrique et en Guinée notamment.

Pour l’anthropologue et ethnologue français C. Lévi-Strauss, l’ethnocentrisme n’est pas révoltant et le perçoit comme « le fait de juger les autres en fonction de ses propres normes, de faire passer ses propres normes pour universelles » (…) « il est, dans une certaine mesure, naturel ; contenu dans certaines limites, il n’est pas révoltant ».

« Ce n’est pas par la négation du singulier que l’on tend vers l’universel mais par son approfondissement » prônait l’ancien journaliste, philosophe et homme politique togolais Atsutsè Kokouvi Agbobli (1941-2008) qui prônait le dialogue des cultures.

L. S. Senghor, philosophe, écrivain et homme politique sénégalais, nous enseigna que « toute civilisation, toute culture qui se veut féconde et forte, doit être fortement enracinée dans ses propres valeurs et traditions mais ouverte sur les autres, sinon elle se sclérose ! ».

Le discours scandaleux et ignominieux de Dakar sur l’homme africain de Sarkozy dénote un état d’esprit rétrograde sur l’Homme noir : « Le drame de l’Afrique, c’est que homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ».

Pour Claude Guéant l’ancien ministre de l’intérieur « toutes les civilisations, toutes les pratiques, toutes les cultures, au regard de nos principes républicains, ne se valent pas ».

Comment ne pas faire le lien avec Silvio Berlusconi qui avait défrayé la chronique en 2001 en mettant en exergue « la suprématie de la civilisation occidentale qui a garanti le respect des droits humains, religieux et politiques qui n’existent pas dans les pays islamiques » ?

Souvenons-nous de la dérive de la suprématie raciale, ethnique qui a engendré la bête immonde incarnée par le Nazisme en Europe et l’Apartheid en Afrique.

L’ethnocentrisme devient dangereux à partir du moment où une culture en juge une autre à l’aune de ses propres valeurs. C’est une dérive mortifère, une imposture électoraliste, le fonds de commerce des opportunistes et des médiocres atteints de cécité morale et intellectuelle dont l’unique but est d’assurer à leurs auteurs une promotion sociale, professionnelle et/ou politique.

II°) Quelles sont les causes structurelles du repli ethnique en Guinée ?

J’ai dénombré quatre grandes causes structurelles de la persistance du fait identitaire, du repli ethnique en Guinée :

1°) La défaillance, la faillite de nos gouvernants successifs, depuis notre indépendance, qui étaient censés être les garants de l’unité nationale, les promoteurs et défenseurs de l’intérêt général.

Lorsque le « Prince » accorde une priorité absolue aux intérêts de sa communauté, de son groupement humain originel au détriment de ceux de la nation in extenso ; alors qu’il est le garant de l’unité nationale et censé protéger, promouvoir équitablement toutes les composantes de la nation. Il a eu toujours lors de son règne maille à partir avec une ethnie, notamment :

– Ahmed Sékou Touré et les Peuhls dans les années 70, avec notamment le fameux « Complot peuhl ».

– Le « malaise » entre Lansana Conté et les Malinkés avec le coup d’Etat du 4 juillet 1985 imputé à l’ancien PM Diarra Traoré et la phrase malencontreuse « Wo fatara ! » (vous avez bien fait).

– Les milices ethniques de Dadis Camara du camp de Kaliah qui auraient ciblé une catégorie de la population lors du carnage et des viols du 28 septembre 2009 .

– Le pouvoir actuel et les Peuls avec les séquelles de l’élection présidentielle de 2010 lors de la précampagne et l’entre-deux tours, les violences lors des marches de l’opposition.

2°) La quête effrénée, irrationnelle, contre-productive de la pratique de l’« équilibre ethnique » sur les plans administratif et politique au détriment de la promotion du citoyen en fonction de son talent, de son mérite, en somme de l’excellence. Pour exemple, l’« équilibre ethnique » acté par l’accord du 15 janvier 2010 de Ouagadougou a engendré une transition chaotique avec les choix du Malinké Sékouba Konaté comme Président, du Forestier Jean-Marie Doré comme Premier ministre, de la Peule Rabiatou Diallo comme Président du CNT qui faisait office de parlement et du Soussou Mamadou « Toto » Camara.

3°) L’activisme politique et partisan des « coordinations régionales » : elles avaient un rôle originel de modération, de conciliation, de tempérance pour la résolution des conflits sociaux et politiques. Mais elles n’ont pas tardé à doubler leurs fonctions sociales d’interventions politiques ponctuelles et partisanes, notamment pour leur « fils » dans une fonction élective, économique, administrative ou gouvernementale.

4°) L’imposture électoraliste de certains leaders politiques qui, sous le fallacieux prétexte de défendre ou promouvoir les intérêts de leur ethnie, ne se soucient en réalité que de leur promotion personnelle, de leur carrière politique.

III) Quel « vivre ensemble » promouvoir en Guinée aujourd’hui ?

Comment desserrer l’étau de l’intolérance, l’hystérie de la peur de l’autre, du rejet de l’autre qui est seulement d’une ethnie différente ?

Quelles sont les solutions alternatives ? Il est urgent de procéder à une opération de désaffiliation ethnique de salubrité publique.

1°) La citoyenneté et les valeurs républicaines sont assimilables au « vivre ensemble » : Contrairement à l’ethnocentrisme, la citoyenneté repose sur l’esprit et le creuset républicains, sur le sentiment d’appartenir à un groupement humain au destin commun, entrelacé, ombilicalement lié. La citoyenneté s’inscrit donc dans une démarche inclusive.

J’estime que « la République n’est pas une compilation d’intérêts catégoriels, identitaires, particuliers, mais une entité soucieuse de l’épanouissement équitable de tous ses citoyens ».

« Res Publica » signifiait dans la Grèce antique, à Athènes, à Sparte, le bien commun, la chose publique qui appartient à tous, et non à une famille, à une dynastie ou à un groupement humain particulier.

« L’esprit de la République est la paix et la modération ! » prophétisait Montesquieu (1689-1755) et non la guerre, les conflits fratricides.

Donc, il convient de s’affirmer tout simplement en tant que citoyen attaché aux valeurs de la République.

2°) Favoriser le sursaut de l’esprit civique : J’estime que « l’intellectuel, l’élite ou l’homme public a un rôle déterminant, salvateur à jouer car il peut façonner l’esprit public ; il peut acquérir, de par son aura et sa crédibilité, une position de leader d’opinion très influent. Il est, au sens noble du terme, la mémoire, la conscience morale de son peuple ».

Mais hélas ! l’élite, en Afrique in extenso et en Guinée en particulier, n’a pas toujours été à la hauteur de sa mission. Elle s’est mise, par opportunisme le plus souvent, au service d’une mauvaise cause ; elle a une lourde responsabilité sur la faillite de l’Etat. Par ailleurs, il est regrettable de constater que certains intellectuels ou hommes publics n’aient pas pu s’affranchir de la tutelle familiale, ethnique, régionale dans l’action publique et s’érigent même en défenseurs hargneux, sectaires du groupement humain dont ils sont issus. D’autres n’ont pas pu résister à l’attrait, à l’avidité du pouvoir et des prébendes qu’il génère.

3°) Restructurer l’Etat non régulateur social, déliquescent et partial : « L’Etat doit assurer la régulation sociale sinon il génère des crises ; l’harmonie sociale se fait au prix d’une régulation, d’une redistribution équitable », selon moi.

Sinon, s’opérera le dangereux, le périlleux réflexe qualifié en anthropologie de « cercles concentriques et mouvants » : privilégier, au détriment de l’Etat en faillite, la famille et l’ethnie d’abord, le village ensuite et la région au final.

L’ethnie et la religion sont faciles à instrumentaliser, à manipuler : la faillite de l’Etat du fait d’une mauvaise gouvernance chronique jusqu’à nos jours, la faiblesse et les atermoiements de l’opposition et la corruption des élites étant leur terreau favori.

4°) L’indispensable devoir de mémoire pour la réconciliation nationale : On constate et déplore que les joutes électorales et les troubles socio-politiques avant et après l’indépendance aient souvent altérer le « vivre ensemble », aient eu une connotation ethnique, identitaire et laissé des rancœurs jusqu’à nos jours chez bon nombre de nos compatriotes.

L’indispensable devoir de mémoire pour une réconciliation nationale parviendra sûrement à exorciser les frustrations engendrées par cette violence politique d’Etat.

Pour assurer une véritable réconciliation nationale, nous ne pouvons pas faire l’économie d’une introspection collective, quelle que soit sa forme ou son appellation, afin d’apaiser les cœurs, d’exorciser les frustrations légitimes engendrées par la violence politique depuis les années 50.

Sans occulter une justice réparatrice et restauratrice pour mettre fin à la récidive et à l’impunité dont ont toujours bénéficié nos gouvernants successifs et leurs affidés.

CONCLUSION

La Guinée est un pays défini par le hasard de l’histoire et de la colonisation, par la grâce de Dieu, dirais-je plutôt. Notre destin est donc commun, entrelacé.

Grâce à la maturité du peuple guinéen, notre pays demeure un îlot de relative tranquillité, paix, stabilité dans un environnement fort agité. Certains pays portent encore les séquelles, les stigmates moraux et physiques d’une guerre civile fratricide, de violences post-électorales avec une forte connotation ethnique.

L’harmonie ethnique est un impératif de survie pour toute nation et il ne faudrait pas que nos compatriotes se trompent de combat, ni de colère !

Il est indéniable, irréfutable que la cause préjudicielle de la récurrente crise politique, des remous sociaux sur fonds de crise économique que notre pays continue d’endurer, cette cause n’est que le fait de la mauvaise gouvernance, la prédominance d’une caste administrative, militaire, politique, affairiste, commerçante, « népotiste » qui s’est octroyée de juteuses rentes de situation et qui se bat acharnement, avec opiniâtreté pour les préserver au détriment d’une majorité de nos compatriotes démunis, affamés, précarisés, en proie au désarroi, à la pénurie d’eau courante et d’électricité (qui sont un minimum de bien-être), aux pandémies du sida, du paludisme, d’Ebola, de la méningite, de la typhoïde, etc.

La Présidentielle de 2015 est une élection à hauts risques dont nous avons actuellement des prémices pas rassurantes pour le « vivre ensemble ». Le spectre des crispations identitaires est bien là comme une épée de Damoclès sur nos têtes.

« Là où deux éléphants se battent c’est l’herbe qui périt ! » : ce proverbe rwandais est à méditer par les fossoyeurs du « vivre ensemble », les extrémistes « tribalistes » forcenés de tous bords. Avant qu’il ne soit trop tard.

Pour rappel, le génocide rwandais a causé plus de 800 000 mort s et un exode massif.

Restons donc vigilants et unis comme un bloc de granit pour le salut de la Guinée qui demeure notre salut, notre point d’ancrage à nous tous, et où que nous résidions !

Que Dieu préserve la Guinée !

Nabbie Ibrahim « Baby » SOUMAH

Juriste et anthropologue guinéen

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