Littérature: Thierno Monénembo, ses fidélités, ses combats et ses utopies

 

Romancier prolifique et prix Renaudot 2008, le Guinéen Tierno Monénembo en est à son treizième roman. Bled, son dernier opus dont l’action se déroule dans l’Algérie des années 1980, raconte l’errance d’une jeune Algérienne lumineuse, en quête d’amour et de liberté. Mêlant le réalisme et le merveilleux, le maître de la parole de Conakry propose un récit solaire où malgré les obstacles et les menaces qui pèsent sur la jeune femme, l’avenir semble moins désespéré que dans les précédents romans de ce conteur exceptionnel. Rencontre.

« Chaque terre qu’on a visitée mérite un poème, comme chaque femme qu’on a aimée », proclame Tierno Monénembo. L’homme a voyagé à travers le monde, a vécu en France pendant plusieurs décennies, avant de retourner s’installer, l’âge venant, dans son pays natal. Agé aujourd’hui de 69 ans, le romancier reste un exilé dans l’âme, vivant son retour au pays comme un ultime exil. Il vit à Conakry, partageant sa vie entre l’écriture et la politique.

Son œuvre, considérée comme l’une des plus importantes du corpus africain moderne, se répartit entre la maison introuvable et le monde. Une œuvre composée d’une dizaine de romans, qui fait penser à Le Clézio, un Le Clézio africain qui, de roman en roman, a construit une fiction du monde, faisant ses lecteurs voyager, entrer dans l’intimité des sociétés et partager les secrets de leurs histoires méconnues.

Voyageur au long cours

Pendant ce voyage littéraire au long cours auquel invite l’œuvre romanesque du Guinéen, nous faisons successivement escale en Guinée, en Côte d’Ivoire, en France, au Rwanda, au Brésil, à Cuba et en Algérie où se déroule l’action de son nouveau roman, paru cet automne. « Bled, résume l’auteur, de passage à Paris pour le lancement de ce nouvel ouvrage, c’est le roman d’une femme, une femme musulmane, coincée de partout, et qui essaie de se décoincer. Elle s’appelle Zoubida. Elle souffre de ses nombreuses entraves, elle a des chaînes aux pieds, aux mains et aussi dans la tête. Mais comme c’est une femme forte, tout feu tout flamme, elle réussira à briser ses chaînes et rencontrer les seules choses qui comptent dans la vie, je veux dire bien sûr l’amour et la liberté. »

Docteur en biochimie, Tierno Monénembo a vécu en Algérie et au Maroc au début des années 1980 dans le cadre d’un programme de coopération universitaire. C’est pendant qu’il enseignait à l’université d’Alger qu’il fit la connaissance de quelques-uns des personnages qui peuplent son nouveau roman. Des Français, mais aussi des Algériens et des Algériennes luttant contre les injustices et les inégalités qui sévissaient dans leur pays.

« J’ai calqué mes personnages sur mes étudiants, raconte le romancier. On se rencontrait dans les cours, mais aussi en dehors des heures de cours. C’étaient des jeunes hommes et femmes assoiffés de connaissance, tiraillés entre la religion et les doctrines marxistes-léninistes. Ils réclamaient la justice et l’égalité et dénonçaient l’élite violente et corrompue qui gouverne le pays. J’étais tellement séduit par leur intelligence que j’étais loin d’imaginer qu’ils pouvaient sombrer un jour dans l’intégrisme. Ce sont des jeunes intégristes comme eux qui ont tué Tahar Djaout et ont fait peser des menaces de mort sur Rachid Mimouni. Quel terrible gâchis ! »

Comment fait-il pour se rappeler des personnages rencontrés il y a trente ans ? « J’avais des insomnies pendant mon séjour en Algérie, se souvient le romancier. Alors pendant la nuit, je me levais pour noter dans un calepin les noms, les liens de parenté entre les personnes, des bribes de phrases que j’avais entendues. Mais en général je ne prends pas de notes. Je marche dans la rue, je récolte des émotions, je laisse des images se stocker dans ma tête. Au moment d’écrire, il me suffit de me remémorer les circonstances, dire à haute voix le nom du pays en question pour retrouver le chemin. » C’est ce qui s’est passé pour Bled, dont le romancier a porté l’intrigue pendant des décennies, avant de trouver finalement l’opportunité pour la raconter.

Les jardins d’Hamilcar

Dans son nouveau roman, Monenembo revient aussi sur la colonisation française de l’Algérie à travers l’histoire de Hassan, père de son héroïne. Hassan est né d’une liaison extraconjugale entre un colonisateur français et la femme de son jardinier. Aïn Guessma, ce « bled » où le romancier a campé son intrigue, fut au cœur de la guerre que les Algériens ont livrée aux Français pour libérer leur pays. Mais guerre ne signifiait nullement absence de complicités ou d’affection entre autochtones et colons. Certains colons finançaient même la révolution. Ils ont inspiré le personnage de Benoît Terrier, colon français et propriétaire des Jardins d’Hamilcar où travaillaient les parents de Hassan.

Née après la guerre, Zoubida n’a pas connu cette époque, mais un vieil ami de son père va l’aider à déchiffrer les mystères de ses origines familiales. Dans le village où se déroule l’action du roman de Tierno Monénembo, il y a quelque chose du Sud faulknérien, bruissant des interdits, des désillusions et des désirs inavoués entre colons blancs et Algériens qui se haïssent, se désirent et s’entretuent.

« La liaison entre Benoît Terrier et la grand-mère de Zoubida, explique le romancier, est la métaphore des liens qui s’étaient noués entre la France et l’Algérie pendant la colonisation. Voici deux pays qui se sont faits la guerre, mais sont restés pourtant très proches, malgré les apparences. Comment expliquer cette relation d’amour-haine ? Il faudrait demander à Monsieur Freud ! Je n’ai pas la réponse. Je peux vous dire seulement que pendant mon séjour au Maghreb, j’ai assisté à des scènes extraordinaires de complicité entre Algériens et pieds-noirs revenus visiter leur terre natale, nettoyer la tombe de leurs parents morts en Algérie. Ils se jetaient dans les bras les uns des autres. »

Ces thématiques de l’exil et du retour au pays natal sont au cœur des récits du romancier. « L’exil est un lieu privilégié pour l’écriture car il est à la fois distance et souffrance. Ce sont ces deux choses, estime l’auteur de Bled, qui permettent l’émergence de l’écriture. »

Biochimie et littérature

La souffrance liée à l’éloignement de la terre natale est un sentiment que Monénembo ne connaît que trop bien, ayant dû lui-même fuir son pays à l’âge de 22 ans. Pour ne pas finir dans les geôles tristement célèbres de Sékou Touré. « Je vivais chez ma grand-mère, qui m’a pratiquement élevé, se souvient le romancier. Nous étions extrêmement proches. Je lui ai dit que je devais partir. Elle était triste, mais elle m’a dit :  » Que Dieu te bénisse, mon garçon !  » » Dès le lendemain, il a quitté le village. Il a dû marcher quelque 150 kilomètres pendant plusieurs nuits de suite, avant de franchir la frontière sénégalaise. « Sékou Touré avait donné l’ordre à sa soldatesque, rappelle le romancier, de tirer à vue sur les personnes qui tenteraient de s’approcher de la frontière. »

Dakar, Abidjan, Grenoble, Lyon… Monénembo est arrivé en France en 1973. Il pourra enfin réaliser son rêve, celui de devenir un scientifique. Au terme de longues études, il soutiendra sa thèse en biochimie à Lyon. Le futur romancier aime raconter comment, dans les années 1970, alors qu’il vivait déjà depuis plusieurs années loin de la Guinée, il a eu envie de faire revivre son pays. Il voulait décrire la déchéance de la Guinée postcoloniale, sans oublier son passé mythologique, quand les crapauds étaient encore les créatures préférées de Dieu et des hommes. Cela donnera Les Crapauds-brousse (Seuil, 1979), le tout premier roman de Tierno Monenembo. C’est le début d’une carrière littéraire exceptionnelle, placée sous le signe de la fidélité et de la fécondité.

Une fécondité remarquable, celle de ce Guinéen, avec treize romans en presque 40 ans d’écriture. Dont quelques chefs-d’œuvre. Peuls (Seuil, 2004), une véritable épopée où l’esprit d’un peuple renaît à travers ses légendes, son histoire et les destins de ses héros méconnus. Il faut aussi citer Pelourinho (Seuil, 1995), un roman poétique et nostalgique, dont l’action se déroule au Brésil.

Pelourinho est sans conteste l’un des plus beaux romans de Tierno Monénembo. On pourrait peut-être le situer dans le Top 5 des romans africains modernes, aux côtés de L’Enfant noirde Camara Laye, L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane, Les Soleils des Indépendancesd’Ahmadou Kourouma et Le Pleurer-rire d’Henri Lopes. Le Guinéen a campé l’intrigue de ce récit qui remonte le temps à Salvador de Bahia, première ville du Brésil et l’un des hauts lieux de la traite négrière au XIXe siècle. Les bateaux négriers y déversaient des hommes et des femmes désemparés, arrachés à leurs terres et leurs dieux, pour être vendus comme des esclaves. Pelourinho raconte la quête identitaire du protagoniste marchant sur les pas de ses ancêtres africains exilés à tout jamais de leur continent natal.

L’œuvre de Tierno Monénembo est aussi le produit d’une fidélité rare, celle du romancier envers son éditeur. Alors que ses confrères africains changent régulièrement d’éditeurs, le Guinéen est resté fidèle aux éditions du Seuil, depuis son premier roman. Il se souvient encore de son émotion en recevant la lettre d’acceptation du manuscrit qu’il leur avait adressé par la poste. « Comme je n’ai pas été très fidèle aux femmes que j’ai aimées, ni à mon pays, je me suis dit, se justifie le romancier, qu’il me fallait un point de repère qui ne change pas dans cette vie d’aventurier qui est la mienne : mon éditeur a été ce point de repère. Faute d’une maison à moi, j’ai aujourd’hui une maison d’édition. »

Et d’ajouter : « Ma chance a été d’avoir été pris en charge par des responsables éditoriaux perspicaces, qui considéraient que le bilinguisme des auteurs francophones comme moi pouvait être un enrichissement pour la langue française. Nous sommes en train de transformer, voire même révolutionner, cette vieille langue de Molière, en y injectant des sonorités nouvelles, des images et des processus de pensée inédits. Mon éditeur au Seuil m’appelle souvent pour que je lui explique telles ou telles tournures de phrases, ou des expressions inconnues en français. »

Les années d’enfer

Révolutionnaire dans son langage et son style, Tierno Monénembo l’est aussi dans son combat contre le régime politique de son pays. A travers ses essais, ses tribunes, ses interviews, ses romans, il n’a eu de cesse de dénoncer la classe politique guinéenne, avec une véhémence rare. Aucun président depuis l’indépendance ne trouve grâce à ses yeux. Ni Sékou Touré, ni Lansana Conté, ni Alpha Condé. « Au cours de ces cinquante années d’enfer, nous avons été gouvernés par des médiocres, s’indigne le romancier. L’actuel président est peut-être le pire de tous. C’est un homme qui divise les Guinéens à l’excès. » « Et puisque les hommes politiques africains n’ont aucune pitié pour la population, j’ai décidé que je n’aurai aucune pitié pour eux », ajoute-t-il.

Bled dont l’intrigue se déroule loin de Conakry, n’en est pas moins empreint de la colère et du désespoir qu’inspire à son auteur le devenir de son pays. Mais étrangement, le roman se termine bien, presque comme un conte de fées. « C’est mon seul roman qui a une fin heureuse, renchérit le romancier. Comme la vie ne débouche que sur des impasses, je voulais que tout recommence. J’ai imaginé que l’humanité retourne dans le Sahara, où tout a commencé. Et tout peut recommencer, mais cette fois sans Caïn et Abel, sans le serpent de bronze, sans le fruit interdit. »

« Le Sahara n’est pas un désert. Il incarne la promesse de demain », proclame l’un des personnages de Bled. Un demain sans Alpha Condé, ni Sékou Touré, mais avec seulement le « bled » au cœur d’une Afrique heureuse. Pour l’auteur de Peuls et de Pelourinho, cette utopie n’est pas que littéraire.

Lu sur rfi.fr

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