«Certains hommes politiques africains utilisent l’ethno-stratégie pour diviser et régner» ( Par Mohamed Salifou Keïta, journaliste écrivain)

Journaliste-écrivain, Mohamed Salifou Keïta (60 ans), auteur du livre «Les Enfants du quartier sombre», éditions Publibook, 2015 est consultant pour plusieurs organismes en tant qu’expert en communication stratégique et aussi un ingénieur en intelligence culturelle. Ancien conseiller spécial du Premier ministre Guinéen et lobbyiste de l’Etat guinéen auprès des médias internationaux, M. Keïta, présentement à Dakar, a analysé pour les lecteurs de Sud Quotidien, la crise qui secoue son pays avec le coup d’état qui a renversé le président Alpha Condé le 5 septembre dernier. Mais aussi, le paradoxe de la CEDEAO toujours prompt à condamner les coups de force militaires tout en faisant profil bas sur les coups de force constitutionnels. Non sans relever ce qui fait la force du Sénégal dans cette grisaille ouest-africaine.

Comment avez-vous vécu le coup d’Etat contre Alpha Condé en Guinée ?

Tout était là pour qu’il y ait un coup d’Etat parce que la Constitution qui a été ficelée en 2010, a été violée et le président s’est fait réélire. Cela n’a pas certainement plu aux gens. Il y a aussi, sur le plan économique, une certaine précarité. La pauvreté s’est installée au niveau de beaucoup de monde. Ceux qui ont fait le coup d’Etat, ont agi à une période où il y avait un mécontentement contenu.

Pourtant, un tel mécontentement que vous décrivez, ne s’est pas exprimé dans la rue ?

Il y a eu un paradoxe avant le changement de la Constitution, beaucoup de manifestations étaient suivies de répressions. C’est connu de tout le monde. Toutes les institutions, que ça soit les Nations Unies, l’Union africaine, la Cedeao ou l’Union européenne, ont été alertées. Tout le monde l’a suivi mais finalement, il y a eu ce changement de Constitution. La Constitution a été changée et les gens vivaient dans la fatalité. Ils se disaient : «un jour, on attend que Dieu change». La révolte était au plus profond des Guinéens. Il faut comprendre la nature du guinéen et la comprendre que lorsqu’il y a le changement. J’ai 60 ans. J’ai vécu la fin du Président Ahmed Sékou Touré qui a été pleuré pendant deux ou trois jours et il ya eu un mois après l’avènement du CMRN (Comité militaire de redressement national). Le peuple a explosé de joie parce qu’il se contenait, il se remettait à Dieu. Les Guinéens sont assez fatalistes. Ils se disent : «le jour où Dieu changera, ça a changé». C’est ce qui s’est passé. Je ne savais pas que les gens n’aimaient vraiment pas le président sortant. Ce n’est qu’après le coup d’Etat qu’on le sent. Les gens restent dans la fatalité. C’est psychologique. On dit : « le chef, c’est Dieu qui l’a mis là et nous acceptons  ». C’est cette forme de fatalisme qui est constante pour les Guinéens.

Sur les 34 coups d’Etat que l’Afrique a subis, les 15 sont de l’Afrique de l’Ouest francophone. Comment expliquez-vous cette instabilité?

C’est parce que ceux qui arrivent au pouvoir, ont la boulimie du pouvoir. Ils n’ont aucune vision sociale. Ils n’ont aucun respect pour les peuples, pour les pays. Certains prennent leurs pays comme Léopold II prenait le Congo. C’est-à-dire, ils sont au centre de tout. Tout leur revient. C’est eux qui décident de tout, de la vie, de la mort de qui que ce soit. Je pense qu’il faut que nous revenions sur les fondamentaux de la démocratie. La démocratie, ce n’est pas seulement les élections, c’est l’économie, la liberté d’expression, le bien-vivre ensemble mais certains utilisent l’ethnostratégie pour diviser et régner. Ce sont là les socles d’une dictature qui ne dit pas son nom mais qui est camouflée sous le joug de la démocratie. C’est ça le problème en Afrique francophone. Il faut remonter aussi à la colonisation. Nous avons la colonisation anglaise qui a respecté certaines valeurs traditionnelles des autres pays. Quand vous allez dans un certain nombre de pays issus de la colonisation anglaise comme au Ghana, ils (les colonisateurs) n’ont pas touché aux structures traditionnelles tandis que dans certains pays francophones, ils ont touché aux structures traditionnelles et les pouvoirs qui sont venus ont touché aussi. Je prends toujours notre pays, comme exemple. Les premiers actes du président Sékou Touré étaient de s’attaquer à la chefferie traditionnelle. Donc, la tradition pour le système socialiste qui était en place, n’était pas considérée. Il y avait cela dans certains pays. Pourquoi le Sénégal s’en sort ? Ici, le système religieux est très endogène, autochtone. Je ne dirais pas qu’il a de l’emprise sur les populations mais elles y adhérent et les pouvoirs qui viennent respectent cela. Le premier président du Sénégal était Sérère, de surcroit catholique, dans un pays à majorité musulmane. Comment expliquez-vous cela ? Donc, il y a une forte adhésion de la population sénégalaise à ces réalités traditionnelles, religieuses. Aussi, la tradition démocratique institutionnelle est là. Dans certains pays, les gens sabrent tout ce qui est institutionnel. Les institutions ne sont pas fortes. Je disais aussi il y a deux jours à quelqu’un dans une analyse, je ne comprends pas qu’en Belgique, deux ans, trois ans, il n’y a pas de Premier ministre mais toujours il y a les institutions qui sont fortes et le pays marche à merveille. Il faudrait que nous travaillions dans ce sens-là et que nos institutions soient fortes et que nos Constitutions ne soient pas «violables». Il faut les rendre inviolables.

Pourtant, nous avons un «gendarme» qui se nomme Cedeao. Sauf qu’elle est beaucoup plus apte à condamner les coups d’Etat militaires et tolère les coups de forces constitutionnels comme ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire ou en Guinée. Quelle devrait être la place de cette organisation sous régionale ?

Il faut que la Cedeao revienne aux fondamentaux. C’est-à-dire, il faut qu’elle revoie sa copie. Les pères fondateurs ne l’ont pas faite pour ça. Elle est maintenant devenue une commission comme la commission de l’Union africaine. Aujourd’hui, elle fonctionne comme une sorte de cartel, de secte et une sorte de regroupement de chefs d’Etats. Les Chefs d’Etat ne sont pas sensibles aux cris stridents des peuples. Je crois qu’il y a une mission de la Cedeao qui doit séjourner en Guinée (vendredi, Ndlr). Mais elle va se heurter à une opposition parce qu’en Guinée, les Guinéens ont attiré plusieurs fois l’attention de la Cedeao. On ne peut pas continuer à violer nos Constitutions parce qu’elles sont faites avec l’unanimité de tout le monde, le compromis national en tenant compte de toutes ces diversités. On fait les Constitutions en ce sens. On peut les amender, les améliorer en fonction de l’évolution et du temps mais on ne peut pas les violer à tout moment. Donc, il faut que la Cedeao tienne compte du cri strident de population.

Quelle est son utilité puisqu’il arrive souvent aussi que des décisions rendues par la Cour, ne soient pas respectées comme le cas de Karim Wade au Sénégal. Quel est l’intérêt de sa supranationalité?

Il faut qu’elle se présente comme une institution sérieuse. C’est tout ! C’est-à-dire que les peuples portent confiance à cette institution. Mais aujourd’hui, comme disait De Gaulle au sujet des Nations Unies dans les années 40, 50, 60, la Cedeao devient un machin. Il faut aller sur les réseaux sociaux voir la réaction des Guinéens, des ouest africains par rapport à la réaction de la Cedeao. Elle doit revoir sa copie en tenant compte des difficultés que vivent les populations. Elle ne doit pas seulement défendre les Chefs d’Etat. Je pense que les dirigeants qui sont là, doivent nous servir et pas se servir et en général, les gens se servent des populations. Ils se servent de leur pays, des richesses de leur pays. Aujourd’hui, le discours doit changer. On doit tenir compte des plaintes de nos communautés.

Certains africains non plus ne sont pas d’accord sur la limitation des mandats. D’aucuns estiment qu’il faut même des septennats à la place des quinquennats parce que nous avons accédé à l’indépendance dans les années 60? Qu’en pensez-vous ?

L’idéal est que nous maintenions le quinquennat. J’ai vu à la télévision quand un des grands Karamoko, Matar Kanté parlait de cela sur les réseaux sociaux mais je pense qu’un mandat de 5 ans, c’est très bon pour nos pays, renouvelable une seule fois. La vie est une succession de faits. Vous travaillez, en cinq ans, vous avez des œuvres accomplies. En 10 ans, vous avez accompli les œuvres et vous partez. C’est une continuité. Vous ne pouvez pas rester là comme le roi. Nous ne sommes pas des royaumes. Nous sommes d’une diversité et 5 ans, c’est assez légal pour tout pouvoir. 10 ans, deux fois et après vous laissez la place à une autre équipe.

Pourtant, il est presque rare, aujourd’hui, de voir un africain de ne pas se glorifier de Paul Kagamé par rapport à ce qu’il représente mais aussi au développement de son pays. Pourtant, d’aucuns le prennent pour un dictateur. Est-ce qu’il n’y a pas ici un paradoxe pour le cas de Paul Kagamé qui fait plus de 20 ans au pouvoir ?

J’ai été au Rwanda. J’ai vu comment ce pays progresse. Peut-être la belle lecture, c’est qu’il sortait d’une situation exténuante, grave  : le génocide. Vous avez vu le musée. Il y a des organismes qui ont amené des écrivains à parcourir le Rwanda, à venir à Kigali. Il y a eu des livres. Boubacar Boris Diop a publié un très beau livre là-dessus (Murambi, le livre des ossements, Ndlr). Il y a Thierno Monénembo qui a publié «L’Ainé des Orphelins ». Ça, c’était fait pour qu’on frappe à la porte des consciences des africains. Par rapport à votre question, je pense qu’il avait compris les enjeux. Il faut réconcilier ce pays. Il y ait parvenu. Il l’a dit. Je pense que la prochaine fois, il ne sera pas là. Aujourd’hui, le Rwanda est un pays émergent, un tout petit pays. Je crois que dans la gestion de la cité qui a connu des atrocités comme ce qui s’est passé au Rwanda, comment ces gens sont parvenus à prendre des machettes les uns contre les autres ? On accuse aussi le travail des anthropologues belges ainsi de suite. Bref, ce pays a connu cette guerre. Il en est sorti. Ils ont eu un chef d’Etat qui a une main de fer dans un gant de velours et qui est arrivé à ce stade de développement. Je n’ai pas vu en Afrique une capitale aussi propre comme Kigali mais il a mis des lois en place qui sont respectées par les Rwandais. Ben sûr que c’est un peu difficile pour l’opposition mais il est parvenu à faire cela. Il a réussi sa mission. Il dit  : «Plus jamais ça !» mais, il va se retirer pour surveiller celui qui viendra.

Paul Kagamé constitue donc à vos yeux une «exception acceptable ?»

Dans un contexte difficile de sortie de crise, c’est acceptable pour ce pays. Je ne sais pas si c’est un pays turbulent mais je sais que les gens de ce pays ont été très méchants les uns contre les autres (Hutu et Tutsi).

Qu’est-ce qu’il faut aujourd’hui, en Guinée pour que cette guéguerre entre Malinkés, Soussous et Peuls, disparaisse?

Il faut tenir compte de l’inter pénétration culturelle que nous avons. Je disais que la Guinée est riche de sa diversité. Il faut tenir compte de cette diversité. Il faut tenir compte des mariages qui ont lieu entre différentes ethnies. Comment pouvez vous expliquer un mariage entre peul et malinké ? Un enfant qui en sortira qui est peul et malinké à la fois, comment voulez-vous qu’il se situe dans un contexte comme tel ? Donc, l’ethno-stratégie est le fait d’une certaine élite et c’est cette élite qui doit comprendre. Il y a un travail de fond à faire. Faire des textes fabuleux qui condamnent ceux qui font prévaloir cela et sensibiliser la population. On utilise la population analphabète pour y croire mais quand ils viennent au pouvoir, est-ce qu’ils travaillent pour cette population analphabète  ? Parce que tout simplement, moi, je suis Soussou, il y a un Soussou là-bas, je vais m’identifier à ce Soussou. Qu’est-ce que cela va me rapporter si je ne travaille pas dur ? Donc, c’est ce qu’il faut et l’ethno-stratégie est le fait d’une certaine élite politique pour diviser et régner.

C’est valable pour la Côte d’Ivoire avec le concept de l’ivoirité ?

L’ivoirité a été très mauvaise pour ce pays. Ils ont eu un président (Félix Houphouët-Boigny, Ndlr) qui a reçu toutes les élites africaines. Voyez-vous où cela a amené la Côte d’Ivoire ? Dans une guerre inextricable et finalement, il y a eu beaucoup des massacres entre ivoiriens. Les gens du Nord contre ceux du Sud. Finalement, ils se sont ressaisis. A côté, il y a eu le Libéria, la Sierra Leone. Il y a eu des rebellions dans tous ces pays mais aujourd’hui, ils ont compris qu’il ne faut pas faire ça. Il ne faut pas dépasser le Rubicon. Pour le cas de mon pays, je pense qu’il faut tenir compte de la diversité culturelle guinéenne. Senghor disait  :  «  La Guinée est un don de Dieu aux guinéens, Il a donné à manger, à boire à ses fils et à ses filles»

Nous allons vers 2024, une année charnière pour les élections au Sénégal. Qu’estce que vous inspire ce «ni oui ni non» du Chef de l’Etat pour un troisième mandat ?

Je n’ai pas de jugement à faire sur le Chef d’Etat du Sénégal. Je sais que le Sénégal est un pays démocratique et qu’il ne passera pas le Rubicon et que les dirigeants actuels de ce pays feront comme les pères fondateurs l’ont fait. Léopold Sédar Senghor qui a transmis le pouvoir à Abdou Diouf. Abdou Diouf qui a reconnu sa défaite face à Abdoulaye Wade et Wade qui a reconnu sa défaite face à Macky Sall du Sénégal qui a été Premier ministre, président de l’Assemblée nationale, un grand ministre qui dirige ce pays depuis plus de 8 ans. On voit que le Sénégal tend vers l’émergence. Sur le plan politique, je crois qu’on respectera les textes constitutionnels de ce pays pour que la tradition existe. Un jour, on a posé la question à Léopold Sédar Senghor : «Pourquoi au Sénégal, il n’y a pas de coup d’Etat militaire ? Il a tout simplement répondu : «au Sénégal, le soldat sénégalais et l’officier sénégalais parlent le grec et le latin».

C’est tout dire ?

C’est-à-dire qu’il faut avoir un certain niveau pour être dans l’Armée, pour être Officier de l’Armée sénégalaise. Donc, ce sont les Républicains qu’on forme. Vous avez une Armée républicaine. Vous avez aussi les dirigeants qui aiment la République et tiennent compte de l’existence de cette chefferie traditionnelle. Des dirigeants qui écoutent ces anciens-là et la présence de ces anciens aident beaucoup la vie politique au Sénégal. Parce que chacun des dirigeants, des protagonistes respectent ce qu’ils disent et c’est important pour le pays qui est un exemple.

recueillis PAr Mariame DJIGO in Sudonline.sn

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