Plus
jeunes, nous l’appelions « Kassaa » littéralement
« Lézard » en référence aux mouvements de tête anachroniques qu’il
effectuait pour exécuter sur scène des notes musicales. Nous nous moquions
également de ses pas disharmonieux allant à contre-courant des belles mélodies allègrement
fredonnées par ses chœurs. Nous relevions enfin, non sans raillerie, son look
qu’un ami de fac désignait prosaïquement par « délit vestimentaire »
tant la combinaison sonnait faux. Malgré un chapeau de marque !
Mais
à dire vrai, les critiques ne se limitaient qu’à ces détails. Chacun, dans son
for intérieur, reconnaissait les vertus de l’artiste qui était à la fois
auteur, compositeur, arrangeur et musicien. Personnellement, je l’ai découvert
au début des années 90 avec des titres comme Nnakissi, MamadyDiawaara. Et
vinrent par la suite des chefs d’œuvre intemporels : L’Oiseau de Sankara(1994), Farafina
(1996), Sènèkèla(1998), Que se passe-t-il (2001).
Au-delà
de la rythmique qui passionnait les fans, l’œuvre musicale de Kerfallase
voulait instructive, pédagogique, didactique et moralisatrice. Même les sons
dédiés à des particuliers (AlladjiMoribaCondé,
Niatakoly, Bakary SidikiNabé, MbaliaMagassouba) sont porteurs
d’enseignements très riches. Une deuxième catégorie incite au patriotisme (AJVD). On continue encore à écouter et
visionner le célèbre et retentissantDiarabikonkon
où l’artiste invite les « Don juan » à la retenue. Il se montre
encore plus percutant dans « Diamanakè »
dans lequel les jeunes sont mis en garde contre les frasques de la vie et les
avatars de la célébrité. Personnellement, ce morceau m’a influencé en raison de
la profondeur du message.
Dans
Mousso, sans misogynie aucune, il
prévient sur les dangers de la colère des femmes. Que dire de la valeur
philosophique –voire religieuse-d’autres tubes (Naafi, Mansaba) qui ont peu à envier à certains prêches et sermons.
Dans ce dernier, en particulier, la puissance divine est le maître-mot et
l’humilité de l’être humain appelée à être une exigence.
Par
son répertoire, Kerfalla aura réussi à faire connaître l’identité de ses
parents au grand public. Un bel hommage à sa maman,NnaDjansanadénnadialaKourouma, clip rehaussé de la prestation d’une
célèbre actrice de la Troupe Sodia. Quant à son père, Papa Kèmo ou Sankarokémo, le titre qui lui est consacré après sa
mort donne des frissons à l’écoute. Nombre de ses admirateurs, orphelins de
père, y trouvent leur endurance.
Grâce
au même répertoire, les grands-parents, les épouses (MantyKouta), la fratrie
(Layba ou ndohoHawa), le village (Koumandi Koura), l’adresse mandingue (le
Sankara), la région (Faranah) ne sont plus des secrets. Même mon Coyah natal
s’est retrouvé furtivement dans l’un des morceaux.
Kerfalla
mort ! J’en connais deux qui, d’outre-tombe, sont en pleurs : Feus
Moussa Mara et Idrissa Camara. Ils ont su gracieusement vendre le talent de
l’homme. Ils étaient convaincus que Kerfallane jouissait pas pleinement de la
valeur qu’il incarnait. Peut-être, était-il moins chanceux ? Ces deux
journalistes, amoureux des Lettres et de la culture, avaient un étalon de
mesure très simple : l’oiseau de Sankarane reprenait pas les graines qu’il
avait déjà picorées. Il les digérait et en créait continûment de nouvelles. De
mémoire, il n’a ni brodé de texte d’autrui, ni remixé sa propre production.
L’art, c’est la création, l’artiste, le créateur, l’inventeur,tel était son
credo.
Aujourd’hui,
l’oiseau s’est tu et a volé haut, très haut. « Nul ne doit donner d’avertissement à Dieu », nous a-t-il
enseigné dans Mansaba. Tougnaléwodi
(encore lui). Le Très-Haut a eu raison, comme toujours, de nous sevrer d’une
icône qui laisse un vide chez les jeunes et les anciens, les mélomanes et des
gens qui ne connaissent pas plus de trois artistes guinéens.L’auteur de ces
lignes a peu de notions en show-biz mais Kerfalla l’a accroché !
Invariablement.
Note personnelle :
Cher Kerfalla, je regrette ton départ éternel. J’ai l’avantage de comprendre
les langues dans lesquelles tu as chanté. J’admirais bien ton français et ton
sosso portant la marque et le timbre mandingues (DérinMma). Aujourd’hui, je n’ai rien à t’offrir. Mais si j’étais
patron de média audio-visuel, je t’aurai consacré soixante grosses minutes
d’émission pour évoquer tes soixante années vécues. Tout de même, j’ai été heureux
de prendre part aux hommages populaires qui t’ont été rendus. Une foule
compacte, hétérogène et dévouée s’est massée pour toi et un torrent de messages
sur divers canaux t’est destiné.
Pour
finir, j’étais lycéen quand tu chantais Adam
Ba Konaré. A l’époque, je devrais impérativement apprendre des œuvres
littéraires d’auteurs africains peu liés à ma Guinée tels Jean IkéléMatiba, Pierre
Sammy ou Emmanuel Dongala. Je ne le regrette pas du tout parce qu’ils furent de
belles plumes. Toutefois, je caresse le rêve que, dans quelques années, ton
œuvre et celle d’autres devanciers soient inscrites au programme de littérature
orale guinéenne ou de philosophie morale africaine. Tu le mériterais
amplement et deviendrais réellement immortel !