Aux sources d’Ebola: le codécouvreur du virus raconte « l’enfer »
Témoignage de Gilbert Raffier, ancien médecin militaire français et codécouvreur en 1976 d’Ebola, alors que le virus de la fièvre hémorragique ravage la Guinée, le Liberia et la Sierra Leone.
Aujourd’hui à la retraite, le médecin général français Gilbert Raffier, établi à Cabriès (Bouches-du-Rhône), fut en 1976 et au côté de son confrère belge Jean-François Ruppol le codécouvreur de la fièvre hémorragique Ebola. Fléau dont le virus doit son nom à la rivière coulant non loin de Yambuku, épicentre de la première épidémie, dans le nord de l’actuelle République démocratique du Congo (RDC), alors dénommée Zaïre. Cet expert en médecine tropicale livre ici à L’Express le récit de son éprouvante expédition au coeur de la province de l’Equateur. Au vu de la force de son témoignage, nous avons choisi de le mettre en ligne tel quel, à la première personne.
« De 1972 à 1981, j’ai servi à Kinshasa comme chef de la Mission médicale française et conseiller du « commissaire d’Etat » [ainsi désignait-on les ministres sous le maréchal-président Mobutu Sese Seko NDLR] à la Santé. Tous les ans, j’avais droit à quatre à six semaines de vacances en France. Fin septembre 1976, le lendemain même de mon retour à Kin’, le ministre m’interpelle en ces termes: ‘Raffier, il se passe quelque chose de terrible dans le coin de Bumba. On n’arrive ni à savoir de quoi il s’agit, ni à circonscrire le phénomène. Sur place, les médecins tâtonnent.’ La panique s’empare alors de la capitale, tant chez les Européens que parmi les Zaïrois. ‘Toutes les chancelleries s’inquiètent, m’indique l’ambassadeur de France. Se demandant s’il faut ou pas rapatrier leur personnel.’ Un mois plus tard, Bruxelles décidera d’ailleurs d’interdire son aéroport aux voyageurs en provenance du Zaïre.
Pour ma part, j’entreprends d’interroger le directeur général de la santé et tous les spécialistes des maladies tropicales. A-t-on affaire à la fièvre jaune, au choléra, au paludisme? Sans doute pas, car ce fléau ne ressemble à rien de connu et les gens meurent comme des mouches. Je décide donc d’aller voir sur place pour en avoir le coeur net. Et ce en compagnie de Jean-François Ruppol, un collègue belge, qui travaillait quant à lui sur la trypanosomiase, ou maladie du sommeil.
Un avion rempli de camembert
Nous demandons l’autorisation d’emprunter un avion qui monte sur Gbadolite [fief du clan Mobutu et site d’un extravagant palais NDLR]. Las! Lorsque nous arrivons à l’aéroport kinois de Ndjili, à l’aube, impossible de monter à bord. L’appareil est rempli de sacs de ciment mais aussi, sur plusieurs rangées, de cageots de camembert de Normandie Président.
Au prix d’intenses palabres, l’équipage accepte de descendre quelques sacs et cageots, et nous entassons notre matériel -blouses, gants, masques, neige carbonique- dans la cabine de pilotage. De Gbadolite, un hélicoptère des Forces aériennes zaïroises nous achemine jusqu’à Yambuku, pas très loin de la frontière de la Centrafrique.
Cap sur l’immense mission catholique locale, dotée entre autres d’une église, d’une école et d’un hôpital, là où avait péri un inspecteur de l’enseignement. Un ou deux pères missionnaires et quelques bonnes soeurs succomberont également.
Les malades saignent de partout
Un spectacle inimaginable, terrifiant: les malades saignent de partout, par les yeux, les oreilles, la bouche; ils souffrent d’épouvantables diarrhées. Les religieuses, qui manquent de matériel, utilisent plusieurs fois la même aiguille à l’heure des piqûre. Perplexité totale, affolement et désarroi absolu.
Quand notre hélico survole un village en rasant la cime des arbres, les locaux tendent les bras vers nous. ‘Au secours, crient-ils, on est en train de mourir!’ J’en tremble encore. Ruppol et moi-même procédons aux premiers prélèvements et préconisons l’isolement des victimes, quitte à faire construire des huttes à l’écart. Juchés sur des tables, nous animons au côté de médecins zaïrois des meetings devant des centaines de personnes, tâchant de les convaincre de ne pas toucher les malades; y compris lors des cérémonies mortuaires.
En Afrique, on caresse le défunt, on l’embrasse, on l’étreint, on mange auprès de lui. Nous nous sentons coupables d’exiger des parents de renoncer à ces rituels… Pourtant, le message passe. Peut-être parce que nous sommes Blancs. Mais aussi parce que Jean-François Ruppol, né au Zaïre, parle le lingala [langue largement pratiquée dans l’actuelle RDC].
A l’époque, pas de labo pour les virus à haut risque
Nous rentrons ensuite à Kinshasa avec nos prélèvements -sang, sécrétions, pus, matières fécales-, stockés dans une boite à glace. Puis nous les partageons et les expédions, lui à Anvers par un vol Sabena, moi à l’Institut Pasteur sur UTA, dans des bouteilles thermo glissées les unes dans les autres, de peur que ces récipients se brisent en chemin.
J’appelle en pleine nuit un camarade de promotion, adjoint du médecin général des Invalides. ‘Débrouille-toi pour prévenir les camarades de Pasteur qu’ils doivent récupérer demain matin des prélèvements dont nous ne savons rien, mais qui recèlent selon toute vraisemblance le virus d’une épidémie très féroce.’
A l’époque, hélas, l’Institut ne disposait pas de labo apte à traiter les virus à haut risque. Ordre a donc été donné d’envoyer les prélèvements au Texas. Dire que voilà une dizaine d’années, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) m’a prié d’écrire la chronique heure par heure de tout ce que j’avais vécu en octobre 1976, parce que, m’a-t-on expliqué, ‘les Américains veulent s’accaparer la découverte.’ Il est vrai qu’à Kin’, mon adversaire n°1 était le médecin détaché par Washington auprès de Mobutu, par ailleurs fils du patron d’alors de la Clinique américaine de Neuilly-sur-Seine.
Je garde de cet épisode un souvenir ineffaçable. ‘A ton retour à Kinshasa, m’a rappelé récemment une de mes filles, tu as été incapable de prononcer un mot pendant deux semaines.’ Logique, j’étais, au sens propre du terme, sidéré. Je revenais de l’enfer. »
L’express